Breton de Paris et Parisien de Bretagne, Léon Durocher naquit le 23 octobre 1862, à Pontivy, dans le Morbihan. Il commença ses études au lycée de Nantes (sur les mêmes bancs que MM. Aristide Briand et Charles Le Goffic), les poursuivit à Louis-le-Grand, pour les achever en Sorbonne. Lors d'une distribution de prix où lui fut décerné celui de Dissertation française (prix d'honneur de philo), il fut couronné par le général de Cissey qui lui dit, en le laurant : « Moi, mon garçon, je n'ai jamais eu ça, et ça ne m'a pas empêché d'arriver ! Enfin, je... je vous félicite tout de même. »
Durocher, lui, n'est encore que capitâne et pentyern, titres aussi rares qu'honorifiques, à quoi n'eût su prétendre le brave général et dont je dirai plus loin la signification.
Nanti de sa licence ès-lettres, il entra à l'Université comme professeur, taquinant la Muse aux heures de loisir, et profitant d'agapes comme les réunions de la Pomme et le Dîner Celtique pour dire et faire apprécier ses vers. Il rima pour l'Association Générale des Etudiants des poèmes spéciaux : Le Réveil de la Basoche et fut, en 1889, avec Gaston Deschamps, l'un des fondateurs de La Plume. Mais les ovations des petits cénacles ne lui suffisant bientôt plus, notre poète décida de venir demander à Montmartre la consécration officielle de son talent. C'est ainsi que nous le trouvons au Chat-Noir à la même époque que Maurice Donnay.
Un soir, une délégation d'Écossais s'étant présentée au cabaret de la rue Victor-Massé pour assister au spectacle, Durocher, solennel, dit un Sonnet à l'Ecosse qu'il venait de composer pour la circonstance. Le chef de la délégation, le thane Napier-Wallace, ancien zouave pontifical ayant fait le coup de feu à Patay, sous Charette, lui remit alors en récompense la toque nationale ornée du chardon d'argent (1).
(1) La Bonne Chanson, dans son numéro de juin 1908, à l'occasion de la publication de La Plainte de la Terre, a donné un portrait de Durocher coiffé de cette toque.
En 1894, Durocher crée, avec Ary Renan, Charles Le Goffic et Armand Dayot, l'association des « Bretons de Paris ». Membre, en 1899, de la Délégation bretonne au Congrès de Cardiff, il reçoit des mains de l'archidruideHwfa-Mon, entre les douze pierres, à la face du soleil, l'investiture bardique, et tient devant le dolmen sacré le « Glaive de la Paix ». La même année, à Montfort-l'Amaury — ce Montfort où affectionnaient de villégiaturer les duchesses d'Angoulême et de Berry, et dont tomba la vogue après la révolution de 1830 — il institua l'annuel et pittoresque Pardon de la Reine Anne dont il fut nommé le Pentyern, c'est-à-dire le chef.
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Il n'est pas sans intérêt de décrire rapidement cette aimable cérémonie. Les invités Bretons arrivent dans le costume de leur pays, bannières déployées, et défilent au son de la Marche du Pentyern entre les maisons pavoisées d'hermine. Binious et bombardes font rage. Le cortège franchit le porche de l'Hôtel-de-Ville ; on gravit l'estrade où les personnages officiels se rangent autour du président de la fête; les porte-bannières occupant les ailes. Alors, dans le costume de Plougastel Daoulas (veste bleue et bonnet rouge), et tenant en main l'étendard que surmonte l'aigle bicéphale de Du Guesclin et qui porte, entourée d'ajoncs bretons, du trèfle irlandais, du poireau gallois et du chardon écossais, l'effigie de la Reine Anne, le pentyern Léon Durocher, enthousiaste, ironique, lyrique et vibrant, harangue les autorités dans un langage sonore, clair et légèrement teinté de chatnoirisme. Le maire répond ; puis le rapporteur des concours poétiques prend la parole ; après quoi sont lues les pièces primées.
Je ne résiste pas à l'envie qui me passe de vous faire lire une de ces pièces. Elle est due à la plume de Mme Madeleine Desroseaux et fut couronnée au septième Pardon d'Anne de Bretagne. La voici :
Grand Pentyern au verbe joyeux,
Que diront nos petits-neveux
En lisant votre poésie ?
Plus d'ankou, plus de poulpiquets,
De revenants, de feux follets,
Mais de la joie et de la vie !
Ils diront : Ces Bretons n'ont pas,
Ma parole, l'air si funèbre,
Et j'aperçois de joyeux gas
Qui ne sont pas les moins célèbres.
Quel est donc ce cliché vieillot,
Plus démodé qu'un astronome,
Qui nous les montre pleurant comme
La cascade de Saint-Herbot ?
Aux quatre coins du ciel criez bien haut, bon barde :
Si les Bretons, mes fils, pleuraient dans leur gilet,
C'est que cet hiver-là le bon cidre manquait,
Mais, au cidre nouveau ! chantez, chantez, bombarde !
Ce fut une liesse à casser les tonneaux.
Ce qu'on rit ! ce qu'on but ! Une paroisse entière
Vaincue, ô Beaumanoir, coucha dans la poussière...
Et voilà des Bretons nouveaux
Qui, ma foi, valent bien les autres ! (2)
Le Guyader aussi connaît ces bons apôtres...
Et maintenant, Pentyern, à Montfort-l'Amaury
Faites un coin breton tout joyeux, tout fleuri
Avec les ajoncs d'or pris aux landes bretonnes.
Prenez-les, faites-en de rustiques couronnes :
La duchesse en sabots est là qui vous sourit.
Puis, en quelques rimes alertes
Evoquez nos campagnes vertes
Et tous nos clochers de granit.
Ayez des mots qui carillonnent.
Riez donc, Pentyern obstiné,
Et que les Bretons vous pardonnent,
Car vous avez tant pardonné !
(2) Voir la Chanson du cidre, Caillère éditeur, Rennes.
Il est ensuite procédé au couronnement des « ajoncats », ainsi nommés parce qu'ici la tresse de lauriers est remplacée par une couronne épineuse d'ajoncs.
Après un copieux déjeuner et des toasts nombreux mais courts, on se rend au Ménez-Tour. Et là, sur ces ruines que célébra Victor Hugo, se continue la fête, par des chants, des danses, et la proclamation du palmarès du concours de costumes.
La présidence de cette solennité celtique change chaque année de titulaire. L'ont successivement acceptée MM. Bourgault-Ducoudray, Paul Sébillot, Jules Claretie, Charles Beauquier, André Theuriet, le baron de Courcel, Abel Lefranc, Poilpot, le général Dodds, le bâtonnier Chenu, Charles Le Goffic, Rodocanachi, Gustave Geffroy, le commandant de Carfort et Auguste Dorchain.
Cette année, à l'occasion du quatrième centenaire de la mort de la Reine, aura lieu l'inauguration d'un buste de la femme de Louis XII dû au ciseau du statuaire Emile Derré.
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Durocher établit, en 1900, sur l'Esplanade des Invalides, dans l'enceinte de l'Exposition Universelle, un « Cabaret breton » qui eut une grande vogue tout le temps que dura cette mémorable kermesse. Il est fondateur de deux académies : celle de Montfort, très fermée et dont sont membres Frédéric Mistral et Théodore Botrel ; et l'Académie des Anes, dont il est le « Capitâne » et qui réunit, depuis 1904, en un dîner quasi périodique, dit le Moulin-à-Sel, les personnalités réputées les plus spirituelles du monde des Lettres, des Arts et des Sciences.
Il fut président du comité du monument Tristan Corbières, inauguré l'an dernier à Morlaix. Il est directeur du Fureteur breton, bulletin documentaire indispensable à tous ceux qu'intéressent les choses du pays d'Armor. Enfin, sylviculteur passionné, il a fait croître une demi-douzaine de pins sur des rochers marins et s'est, de ce fait, bombardé « Conservateur des forêts d'Ouessant ». Cela lui valut d'être, un jour, gratifié de l'épithète de « budgétivore inutile » par Le Journal, qui lui supposait des appointements annuels de quinze cents francs.
Malgré cette abondance de titres, celui qui en est chargé est dénué de toute suffisance : il porte simple. De haute taille, de charpente massive et solide, d'allure bourrue, de poil dru, de geste et de parler rudes — n'étaient un regard malicieux et un sourire bon enfant — le Capitâne apparaîtrait, ainsi que le dit sa devise, Sicut rupes, comme un gâs pas commode et peu liant, comme un mauvais coucheur. Et là, de même qu'en bien des cas, les apparences tromperaient grandement.
Il faut reconnaître pourtant que Durocher ne permet pas qu'on le lèse sciemment. Certain éditeur de musique qui, sur le tirage de quatre chansons, au-dessous de ces mots « Poésie de Léon Durocher », s'était permis d'ajouter la mention « Propriété de l'éditeur ; reproduction interdite », l'apprit, un jour, à ses dépens. Poursuivi par l'auteur devant la juridiction civile (troisième chambre), il fut condamné aux frais du procès, à la destruction de l'édition et à cinq cents francs de dommages-intérêts.
Belle leçon !
dessin de Léon de Bercy
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C'est bien à tort qu'on compare parfois Durocher à Rodolphe Salis, génial bonisseur qui partait à l'aventure sur une quelconque proposition, s'emberlificotait dans d'oiseux développements, s'égarait dans de fantaisistes digressions, perdait le fil au beau milieu d'incidentes aussi grandiloquentes qu'inutiles, et le rattrapait, on ne sait comment, dans l'envolée surprenante d'une burlesque péroraison. Les discours que prononce le Pentyern du Pardon de la Reine Anne, pour chatnoiresque que soit leur aspect, sont d'un orateur éclairé : c'est une idée toujours qu'ils émettent servent et font valoir ; et toujours ils sont logiquement établis. En un mot, ils sont d'un lettré.
D'un lettré également sont les œuvres que Durocher a réunies en un volume sous ce titre : Chansons de là-haut et de là-bas (Flammarion, éditeur). Entendez, par « là-haut », la Butte-Montmartre ; et par « là-bas » la terre natale de l'auteur, la Bretagne. Ces chansons sont diverses : les unes sont tendres, les autres ironiques ; celles-ci — élidées comme le verbe des gâs du littoral —ont la senteur du cidre doux ; celles-là, gravement élégiaques, ont l'âcre parfum du chrysanthème ; il y en a de galantes, d'enthousiastes, de mordantes et de blagueuses. Et toutes sont admirablement construites ; le bon sens a présidé à leur éclosion ; et l'on sent que si la rime est presque toujours riche, sa recherche ne s'est point faite au détriment de l'idée. La « cheville », cette tare des médiocres, n'existe pas : l'auteur lui préfère la redite, une répétition du sujet ou du complément soulignée d'un heureux qualificatif. Lorsque s'y aventure l'hiatus, c'est à dessein et dans le but de ne point torturer une locution en cours et déjà « dans l'oreille », comme cela se rencontre dans le dernier vers de chaque strophe de Le feu aux poudres. C'est une marquise Baucis qui s'adresse au marquis Philémon :
Maintenant tout est à frimas ;
Le ciel peut remiser ses foudres.
Désormais vous ne sauriez pas
Mettre, marquis, le feu aux poudres.
Il y a dans ce recueil de Durocher, tout un bouquet de chansons galantes fleurant le lys, la poudre de riz et la poudre à canon et qui sont d'un délicat ragoût dix-huitième siècle.
Ailleurs, des couplets sentimentaux s'adornent d'images poétiques du plus gracieux effet :
Nous avions, au bord du ruisseau,
Dont chantaient les fines dentelles,
Nous avions, au bord du ruisseau,
Cousu nos cœurs au fil de l'eau.
L'élégie y est douce, résignée, rarement vengeresse :
Auprès de la chapelle,
Sous le gazon doré,
Sans un pleur de ma belle,
Mon cœur est enterré.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah ! sur mon cœur qui rêve
J'irai dormir encor :
Car l'aube qui se lève
Sème des larmes d'or.
Parfois, la satire, chez Durocher, s'atténue par le jeu de mots et le calembour venus à la bonne franquette, comme dans L'Ognon celtique, La Marche des Sergots et quelques autres pièces.
Mais les chansons qui ressemblent le plus à l'auteur sont celles que parfument le sel, l'iode et le goudron, telles En partance, Femme de chagrin, Graine de matelot, Va sur l'eau, le célèbre Pourquoi files-tu ? et L'Angelus de la Mer, connu de tous. Voici la première de ces pièces, où s'unissent une sereine confiance et un apaisant espoir au pur et candide amour du gâs qui part :
Puisqu'au Pardon de Saint Kado,
En dansant, tu m'as fait cadeau
D'un joli bouquet de bruyère,
Aucune larme, en cet instant
Où rayonne le flot chantant,
Ne doit humecter ta paupière...
Vois-tu ?... Dans le port clair, illuminé,
L'Ondine achève sa toilette :
J'ai mis le bouquet que tu m'as donné
Au mât triomphant de ma goélette.
Sans frissonner, suis du regard,
Sur la grève, suis le départ,
Et ne crains pour moi nul orage !
Ne doute point de mon retour :
Va ! ces fleurs, talisman d'amour,
Me préserveront du naufrage...
Je puis, sous le ciel d'éclairs sillonné,
Sourire au vent qui me soufflette :
J'ai mis le bouquet que tu m'as donné
Au mât triomphant de ma goélette.
J'emporte avec ce talisman,
A travers le vaste Océan,
Ton image qui m'accompagne.
Comme suspendue à mon bras,
Sur les vagues tu me suivras
Loin du vieux clocher de Bretagne...
Ne crois pas, devant le flot déchaîné,
Qu'à terre tu restes seulette :
J'ai mis le bouquet que tu m'as donné
Au mât triomphant de ma goélette !
Comme tous les bardes de Bretagne, Léon Durocher est un ardent patriote. Qu'il célèbre la petite ou la grande patrie, son amour pour elles éclate en vigueur, mais sans creuses redondances. Sa poitrine ne lance point le cri de guerre sans que le cœur n'y ait tambouriné le rappel. Il faut lire, pour s'en convaincre, Noël aux quatre vents, L'Eternelle Fileuse, Chanson de route, La Toussaint héroïque et cette Marche bretonne dont le quatrième couplet clame :
Nous somm's les gâs à qui la Loire
Peint dans les yeux des reflets verts
Et qui jamais n' boiv'nt de travers
Quand il faut partir pour la gloire.
Nantes nous dit : « Songez, pioupious,
Mes petits loups !
Si la fumé' vous environne,
Et si quelqu'un cri' : « Rendez-vous !
Que c'est moi la mèr' de Cambronne. »
C'est sans doute après avoir écrit cette strophe que son auteur a pris le pseudonyme celto-montmartrois de Kambr'O Nibor, dont l'énoncé lui est une façon de prévenir, à la manière du héros de Waterloo, qu'il n'entend pas qu'on le vienne importuner.
En dehors du volume que je viens de citer, il est encore de nombreuses œuvres de Durocher. Je cite au hasard de la mémoire : La Marche au Soleil (mission Marchand), poème illustré d'ombres et mis en musique par G.Fragerolle ; Binious et Tambourins, que préfaça Mistral ; En remontant la Butte, Clairons et Binious ; Fiona, conte lyrique en trois actes, exécuté chez Lamoureux et aux Concerts du Conservatoire, avec musique d'A. Bachelet ; et de nombreuses proses, piécettes et articles de journaux parus dans La Plume, Le Triboulet, Le Voltaire, Le Monde moderne, L'Univers illustré, etc.
Enfin, je terminerai en disant que le Pentyern du Pardon de Montfort a assuré l'harmonieuse paix de son foyer en faisant partager par son épouse le goût qu'il a pour la Muse. Il prête volontiers sa lyre à Mme Durocher qui en tire de jolis bardits en langue armoricaine. Que ne connais-je le breton !
Léon de Bercy
(publié dans la Bonne Chanson n° 77, mars 1914)